Stéphanie Gruet Masson est maman de deux enfants, dont Alice, douze ans, autiste. Très investie, Stéphanie s’est engagée dans une série de projets pour faire progresser l’inclusion des profils neuroatypiques dans la société. Après avoir co-fondé une association, Ikigaï, et s’être lancée dans une web-série avec les autres membres de cette association , Stéphanie a aujourd’hui créé un podcast. Intitulé «Tous pareils ou presque», il explore les multiples facettes de l’autisme et de la neurodiversité à travers les témoignages de parents, de professionnels et de personnes autistes. Elle est également Job coach pour la Société Asperteam. Cette fois, Stéphanie Gruet-Masson a accepté de passer de l’autre côté du micro. Elle revient sur la manière dont elle a, en tant que parent, dû gérer l’apprentissage des émotions chez sa fille et les outils qu’elle a utilisés pour y parvenir. Témoignage de parent concerné.
Quel est le souvenir de ton premier ressenti émotionnel avec ta fille ? Dans quel contexte a-t-il eu lieu ?
J’ai l’impression d’avoir toujours été en lien émotionnellement avec ma fille.
Rétrospectivement, je me suis quand même rendu compte qu’il y avait des bizarreries lorsqu’elle était toute petite : par exemple, elle n’avait pas d’angoisse de séparation lorsque je m’éloignais d’elle. Je partais et ma fille ne pleurait pas.
J’ai ensuite vu de très nombreuses situations de décalage dans l’expression de ses émotions. Par exemple, quand son petit frère se faisait mal, Alice ne ressentait pas d’empathie particulière. Je me suis également aperçue qu’elle avait des problèmes de sensorialité, car elle avait du mal à supporter les cris et les pleurs de son frère.
Même s’il existe un décalage dans sa façon de percevoir les choses, ma fille va quand même ressentir de l’inquiétude pour les personnes qui sont impactées par l’événement. Ces situations sont rassurantes pour moi, car je vois bien qu’elle ressent des émotions, qu’elle éprouve des sentiments.
En tant que parents d’enfants autistes, on reste quand même parfois surpris dans la manière dont les émotions sont exprimées ou intériorisées. On ne s’habitue jamais totalement. C’est parfois déstabilisant en termes d’expression et de verbalisation, mais la sensibilité des enfants autistes est bien présente. Il faut se rappeler qu’elle s’exprime juste autrement.
Il faut également, selon moi, que les personnes fassent leur part de travail pour nommer et exprimer le plus possible les émotions, mais aussi que nous, en tant que parents ou personnes neurotypiques, nous nous adaptions autant que possible à elles. Chacun doit faire sa part du chemin.
Pourquoi ça te parle, le sujet de l’apprentissage des émotions chez les personnes autistes ?
Le sujet des émotions est un sujet qui m’a beaucoup impacté lorsque j’ai eu le diagnostic d’autisme de ma fille.
J’avais extrêmement peur. En effet, j’avais entendu et lu dans des livres (sans doute pas très à jour), que les autistes n’avaient pas d’émotions et pas d’empathie. Ça, pour moi, c’était quelque chose qui n’était pas acceptable et audible, le fait que mon enfant n’ait pas d’émotion. Cela me faisait peur d’imaginer mon enfant sans émotion, pour lui et vis-à-vis des autres. Je craignais pour son avenir et sa capacité à entrer en contact avec autrui.
Du coup, les émotions, j’ai eu envie de les travailler très tôt. C’était presque une obsession de vouloir avancer sur le terrain des émotions : je voulais que ma fille les exprime, les reconnaisse et puisse manifester de l’empathie.
J’ai quand même compris au bout d’un moment qu’elle ne les vivrait pas comme les autres enfants. J’ai dû accepter qu’il y aurait du retard et, au-delà du retard, des différences dans la façon d’exprimer ses émotions ainsi que d’inévitables difficultés. L’acceptation a été un véritable cheminement.
Quelles ont été tes stratégies pour aider ta fille à appréhender les émotions ? As-tu utilisé des outils spécifiques adaptés ?
J’ai continué d’aider ma fille à comprendre les émotions. Je glissais des apprentissages dans plein de petits moments du quotidien. Par exemple, je profitais d’une scène dans ses dessins animés pour l’aider à conceptualiser les émotions. Je lui expliquais ce que les personnages ressentaient à chaque moment et pourquoi.
De la même manière, dans la vie de tous les jours, je lui disais par exemple : « là, je suis contente parce que » ou « Je suis triste parce qu’il s’est passé cela ». J’essayais de faire ce travail de décodage et de mise en mot de la façon la plus naturelle possible.
Inversement, j’essayais de mettre des mots sur les réactions que pouvait avoir ma fille au quotidien « là tu es en colère parce que j’ai arrêté le DVD », « je vois que tu es contente parce que j’ai fait un gateau », « tu es contrariée car il y a un changement d’emploi du temps ». C’est comme une gymnastique intellectuelle à faire au quotidien.
En parallèle, j’ai aussi cherché des outils pratiques pour faciliter l’apprentissage émotionnel de mon enfant autiste. J’ai notamment acheté des livres sur les émotions. Cela a été une réussite en demie-teinte : ma fille m’a souvent dit qu’elle en avait marre, mais à l’époque, il n’existait pas d’outils aussi ludiques qu’Emoface à lui proposer. Je n’avais pas le choix, alors je prenais les livres, et nous travaillions ensemble sur les émotions.
J’ai aussi essayé de travailler avec des flash cards qui étaient censées exprimer les émotions faciales. Ces outils ont leur limite parce que je me retrouvais parfois devant des émotions que je n’arrivais pas à deviner moi-même. Pour ne rien arranger, ma fille n’était pas du tout motivée par ces supports-là. Je les ai donc rapidement abandonnés.
Si j’avais eu un outil comme l’application Emoface beaucoup plus ludique et plus interactif, cela m’aurait aidé lorsque nous travaillions d’arrache-pied les émotions il y a cinq ou six ans. Peut-être qu’Alice n’aurait pas ressenti cela comme quelque chose d’ennuyant ou de scolaire. Nous aurions évité le travail à la maison qui ressemblait à “Je te montre une image puis tu reconnais l’émotion. On continue l’interrogation”. C’est vrai que j’aurais adoré avoir cet outil-là. Je crois même qu’Emoface peut encore lui servir pour approfondir certains points.
Avec le recul, conseillerais-tu des outils ou aides aux parents d’enfants autistes pour leur apprentissage émotionnel ?
Même si j’ai été un petit peu « lourde » dans l’apprentissage des émotions, je ne regrette pas mes choix. La manière dont ma fille réagit aujourd’hui n’aurait sans doute pas été possible si nous n’avions pas effectué un vrai travail sur les émotions plus jeune.
Ma conviction, c’est que les outils sont très pratiques, mais qu’ils ne remplacent pas le travail en milieu naturel : il faut que le parent décode au maximum ce qui se passe autour de son enfant pour l’aider à avancer. Je pense qu’il faut vraiment parler des émotions à son enfant, les nommer le plus souvent possible, lui expliquer ce qu’on ressent à un instant, pourquoi.
Ce que je trouve difficile, en tant que parent, c’est qu’on est perpétuellement confronté à l’émotionnel et au sensoriel dans la vie de tous les jours avec son enfant autiste. Il y a ce décalage entre le débordement qui peut être lié aux hypersensorialités, où on doit, en tant que parent, absorber ça, et voir, de l’autre côté, des émotions humaines souvent moins exprimées.